CâĂ©tait un dimanche, le soleil resplendissait. Une foule nombreuse et joyeuse remplissait les rues, les boulevards. Un air de contentement animait tous les visages. Des gens qui ne sâĂ©taient jamais vus, se serraient les mains ou sâembrassaient.
Il nây eu pas un acte de violence, pas un mouvement de colĂšre. Tout un peuple poussait un long soupir de soulagement. On nâentendait que des paroles dâespoir, vĆux hĂ©roĂŻques. La foule invoquait la RĂ©publique, comme une sorte de talisman qui devait la sauver de tous les dangers. De lâEmpire, on ne parlait guĂšre ; je crois mĂȘme quâon nây pensait plus.
LâEmpire, câĂ©tait le passĂ©, câĂ©tait la honte, câĂ©tait la mort, et le peuple de Paris, avec cette admirable facultĂ© qui fait sa grandeur, vivait dĂ©jĂ dans lâavenir. Ce peuple martyr, ce peuple messie, sait lutter et mourir : il ne sait pas haĂŻr !
Il marche en avant ; les yeux fixĂ©s sur son but, but Ă©loignĂ©, but Ă©levĂ©, il ne voit pas lâabĂźme bĂ©ant creusĂ© sous ses pas. Il rĂȘve lâaffranchissement du monde, le bonheur de lâhumanitĂ©, et trĂ©buche sur un Jules Favre, ou sur un Adolphe Thiers, qui lâassassine lĂąchement par derriĂšre.
Sur la place de la Concorde, le spectacle Ă©tait merveilleux. Ce nâĂ©tait pas une bataille, un assaut, câĂ©tait une revue, une fĂȘte : Paris se relevant dans sa splendeur.
Un double cordon de sergents de ville et de municipaux barrait les abords du Corps législatif. Il fut brisé sans résistance. Le 53° bataillon traversa le pont entre deux rangées de sergents de ville, pùles, troublés, humbles, demandant pardon.
JâĂ©tais sur le cĂŽtĂ©, lâun dâeux mâinterpella.
Nâest-ce pas citoyen, que nous sommes tous pour la France ? Vive la France !
Hier, lui rĂ©pondis-je, vous assassiniez encore les Français, en plein boulevard. Jây Ă©tais ! Lâagent se tĂ»t et regarda la foule avec inquiĂ©tude.
Malheureusement la foule oscillait de droite et de gauche, allant oĂč son caprice et le hasard de ses impressions la poussait, sans direction, sans plan, ne songeant pas mĂȘme Ă marcher sur la prĂ©fecture de police, Ă sâemparer de ce repaire de bonapartistes, avant que ceux âci eussent le loisir de faire disparaĂźtre un grand nombre de piĂšces quâil Ă©tait de la plus haute importance, pour le parti rĂ©publicain, dâavoir en sa possession.
NĂ©anmoins, la RĂ©volution du 4 septembre ne fut quâune RĂ©volution bourgeoise, faĂźte par des bourgeois, puisquâelle fĂ»t lâĆuvre de la garde nationale, oĂč le peuple nâavait encore pas pĂ©nĂ©trĂ©. Comme i Il nây eut pas rĂ©sistance du pouvoir, le vrai peuple y parut plutĂŽt en spectateur quâen acteur.
Sâil y avait eu bataille, le peuple aurait jouĂ© un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant et les choses auraient pris une autre tournure. La PrĂ©fecture de police serait occupĂ©e immĂ©diatement et M. de KĂ©ratry, en arrivant, y aurait vu la RĂ©volution installĂ©e. Il eĂ»t fallu lĂ compter avec elle. LâhĂŽtel de ville occupĂ© Ă©galement par les forces populaires, et les Favre, les Simon, les Trochu, conduits par la garde nationale bourgeoise, nâauraient point trouvĂ© la place nette. Il leur suffit dâenter pour sâimposer au mouvement, filouter la dĂ©mocratie, et proclamer eux-mĂȘmes leur propre dictature.
Faute donc dâune cohĂ©sion suffisante et dâune organisation quelconque, le parti rĂ©volutionnaire socialiste fĂ»t complĂ©tement jouĂ©, le 4 septembre, et devancĂ© sur tous les points par lâaction de la gauche parlementaire, force organisĂ©e, elle, au point de vue politique, et prĂȘte Ă recueillir lâhĂ©ritage de lâEmpire. KĂ©ratry se prĂ©senta Ă la prĂ©fecture de police, et y resta paisiblement.
Les membres du SĂ©nat et corps lĂ©gislatif purent sâen aller en province commencer cette immonde conspiration de la calomnie et de la lĂąchetĂ© qui livra la France aux Prussiens pour la jeter aux mains sanglantes dâun Thiers. Les sergents de ville furent soigneusement conservĂ©s et rĂ©organisĂ©s, la garde de Paris sâappela la garde rĂ©publicaine, les gĂ©nĂ©raux de Bonaparte restĂšrent Ă la tĂȘte de lâarmĂ©e, et tout fĂ»t dit.
Le 4 septembre au soir, Paris, sans sâen douter, Ă©tait retombĂ©e sous le joug, appartenait Ă ses plus cruels ennemis. Quand la bourgeoisie a fait ou laissĂ© faire une rĂ©volution, son premier mouvement est de se retourner pour regarder, avec terreur et mĂ©pris, le peuple qui la suit. Rejeter le peuple sous le joug dont elle sâest affranchie avec son appui, devient sa seule prĂ©occupation. Le lendemain, la bourgeoisie nâayant plus rien Ă craindre que du cĂŽtĂ© du peuple, se rĂ©unit toute entiĂšre contre lui.
Au 4 septembre, il eĂ»t fallu tout dâabord mettre hors dâĂ©tat de nuire tous ces souteneurs de lâEmpire, graines de traitres, quâon laissa complaisamment fuir, ou mĂȘme Ă qui on confia la dĂ©fense de la RĂ©publique et de la patrie. Mais du moment oĂč le pouvoir Ă©tait tombĂ© aux mains des hommes de la gauche institutionnelle, il nây avait rien Ă espĂ©rer de ce cĂŽtĂ©.
Ces hommes, une fois maĂźtres de la situation, nâeurent quâune prĂ©occupation : conserver tous les rouages, tous les agents de lâEmpire, sachant que cette machine Ă©tait merveilleusement montĂ©e pour lâĂ©crasement du peuple, et quâils nâavaient pas le temps de trouver mieux.
Delescluze, que je rencontrai, le 4 septembre mĂȘme, rue de Rivoli, me dit avec dĂ©sespoir :
Recommencer une nouvelle rĂ©volution, le lendemain, devant lâennemi qui sâapprochait Ă marche forcĂ©e ?
Il nây fallait pas songer. La population nâĂ©tait pas encore complĂ©tement rĂ©veillĂ©e du long sommeil de lâEmpire. Elle se rĂ©jouissait de mot de RĂ©publique, et de lâabsence des sergents de ville. Elle se croyait libre, et ne pensait quâa la dĂ©fense du territoire, quâĂ chasser les Prussiens. Les rĂ©publicains radicaux et socialistes, faisant taire leurs plus lĂ©gitimes antipathies, offrirent au gouvernement de la dĂ©fense nationale leur concours loyal.
Le peuple, lui aussi, se montra dâabord facile, exigeant quâon mit de cĂŽtĂ© toutes les divisions, pour consacrer les forces vives de la nation Ă combattre les Prussiens. La politique serait venue aprĂšs ; aprĂšs le socialisme eĂ»t arborĂ© son drapeau, aprĂšs on eĂ»t rĂ©glĂ© les comptes du passĂ©.
Pour le moment, ce quâil fallait, câĂ©tait la victoire, et cette victoire aurait Ă©tĂ© celle du peuple, de la dĂ©mocratie-socialiste. Câest pourquoi les hommes de lâhĂŽtel de ville ne voulurent pas de la victoire.
Qui étaient donc ces hommes ?
Lâhistoire ne se rĂ©pĂšte pas dit-on, mais les mĂȘmes causes produisent les mĂȘmes effets, les mĂȘmes hommes qui ont confisquĂ© la rĂ©volution et la dĂ©mocratie en 1794, rĂ©pĂšteront la mĂȘme histoire.
Pourquoi ce mouvement du 4 septembre nâa pas abouti ?
Dâabord parce que le peuple avait Ă©tĂ© asservi, rĂ©primĂ© et Ă©touffĂ© par police de lâEmpire, nâĂ©tait pas instruit Ă la conscience politique, nâĂ©tait pas uni derriĂšre un but simple et clair pour tous ; Instaurer la dĂ©mocratie citoyenne.
Ensuite, nâĂ©tant pas prĂȘt, le peuple troublĂ© par la joie de la dĂ©chĂ©ance de NapolĂ©on III et sans organisation militante, sâest fait prendre de vitesse par les hommes qui durant les vingt ans de lâempire, Ă©taient confortablement installĂ©s dans une opposition molle et bien soignĂ©e au parlement (de mĂȘme que ceux de 1938 Ă 1940).
Encore, parce que inorganisĂ© en groupes de militants citoyens, le peuple a laissĂ© la place libre Ă ceux qui ne voulaient surtout pas changer les rĂšgles, et a cru que la dĂ©chĂ©ance serait le dĂ©but de la libertĂ©. (En faisant un peu de politique fiction ; si en 2022, un front populaire chasse la macronie, dĂšs le soir mĂȘme aux rĂ©sultats des Ă©lections, ne prend pas position pacifiquement en masse dans les prĂ©fectures, les hĂŽtels de ville, le parlement, les ministĂšres et lâElysĂ©e, ne destitue pas tous les Ă©lus et si le peuple nâinstaure pas de suite le socle dâune nouvelle constitution incluant le RIC ! Et bien il y a de fortes chances pour que ça Ă©choue encore.
Dâici lĂ , la pandĂ©mie ne sera peut-ĂȘtre plus la menace pour dĂ©tourner lâattention de la population, mais de nouveau la guerre contre le terrorisme ou les migrants, ou bien alors lâincendie Reichstag. Le Pen pourrait ĂȘtre choisie par la grande bourgeoisie (mieux vaut Hitler que le front populaire !).
En tous cas si la victoire dâun front citoyen arrive, il ne faudra pas laisser les mĂȘmes en place, ni la police protĂ©ger les lieux de pouvoir. En 1936 le patronat a financĂ© tous les mouvements fascistes pour saboter le front populaire, en 39 câĂ©tait fini et les socialos Ă©taient encore lĂ . En 68 les grĂ©vistes se sont fait endormir par le grenelle du travail et une augmentation des salaires. En 1981 lâopportuniste Mitterrand nâest pas restĂ© socialiste longtemps, 1983 il reniait le peuple et sâĂ©crasait devant le libre marchĂ©.
Je souhaite la crĂ©ation dâune garde nationale populaire composĂ©e de citoyens, de militaires et mĂȘme de policiers (quâil faudra tenir Ă lâĆil), pour occuper tous les lieux de pouvoir, jusquâ Ă la mise en place dâune nouvelle RĂ©publique citoyenne avec sa constitution.
Parce que, ne vous faĂźtes pas dâillusions, les forces de la finance internationale sont trĂšs puissantes. JPM
(c) DâaprĂšs le livre de Arthur ARNOULD, journaliste et conseiller municipale de la Commune.
Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, éditions Respublica.
Voir la suite : Chapitre 3 - Les hommes du gouvernement