Le reste ne vaut pas la peine quâon le nomme, sauf Dorian, qui dĂ©ploya de vĂ©ritables qualitĂ©s de travail, dâorganisation et de dĂ©sintĂ©ressement, mais qui nâexerça aucune action politique et dont le caractĂšre ne fut pas Ă la hauteur de ses autres qualitĂ©s.
De ces cinq larrons de la victoire populaire, deux Ă©taient des hommes-liges du jĂ©suitisme : Trochu et Jules Favre. Trochu est soldat, catholique et Breton, câest-Ă -dire le triple ennemi-nĂ© du peuple, de la RĂ©publique et de la dĂ©mocratie, la nĂ©gation faĂźte homme de toutes les aspirations modernes. Ce fut celui-lĂ Ă qui les autres confiĂšrent la prĂ©sidence du gouvernement et la dĂ©fense de Paris.
Trochu est un sot de province, un sot mystique, en dedans, qui croit Ă la vierge. Sa vanitĂ© est une vanitĂ© pieuse et maladive, massive et timide, compacte, Ă©paisse, lourde, cuirassĂ©e et chagrine, qui se dĂ©vore elle-mĂȘme. Ajoutez Ă cela une intelligence nulle et asservie Ă la consigne du prĂȘtre ; un esprit oĂč, ce quâil y a de pire au monde, lâirrĂ©solution Ă©gale lâentĂȘtement. Et enfin la terreur folle de la RĂ©volution, la conviction chrĂ©tienne que toute rĂ©volte contre lâautoritĂ© est le plus abominable des pĂ©chĂ©s, et que le peuple de Paris Ă©tait un grand coupable que Dieu frappait avec la verge des Prussiens.
DerriĂšre tout cela, lâEglise !
DerriĂšre Trochu se dressait Jules Favre, Jules Favre le faussaire, bientĂŽt Ă©claboussĂ© du sang de MilliĂšre, qui avait rĂ©vĂ©lĂ© ses faux. Spiritualiste, mystique et catholique lui aussi, il allait Ă confesse, communiait, vivait en concubinage avec une femme mariĂ©e, et, afin de sâenrichir, marquait dâun faux la naissance de chacun de ses enfants adultĂ©rins.
Jules Favre a longtemps trompĂ© lâopinion publique. On connaissait pourtant sa conduite Ă Lyon, lors du procĂšs dâavril, oĂč il se sĂ©para de tous ses collĂšgues de la dĂ©fense. On connaissait sa conduite en 1848, et lâon savait avec quel fiel il avait bassement poursuivi les hommes du parti socialiste. On savait quâil avait combattu la candidature de Rochefort, et quâil nâĂ©tait passĂ©, au second tour de scrutin, que grĂące Ă lâappoint des voix bonapartistes. Enfin, un certain nombre dâhommes du parti rĂ©publicain nâignoraient pas sa vie privĂ©e, et gardaient le silence. Dâautres aussi possĂ©daient son secret : les agents de lâEglise et les gens des Tuileries.
En dehors de cela, Jules Favre est de nature bilieuse et envieuse, un bourgeois forcenĂ©. Le 4 septembre le dĂ©rangea donc considĂ©rablement, en lâarrachant Ă la plus commode et Ă la plus douce des positions. Chef de la gauche au corps lĂ©gislatif, il ne pouvait dĂ©sirer et ne dĂ©sirait, en effet, que la continuation du rĂ©gime qui lui assurait une situation dont lâimportance dĂ©passait de beaucoup son courage et son mĂ©rite. Sa vanitĂ©, sa bourse et son mĂ©pris du peuple y trouvaient Ă la fois leur compte. Il vivait bien, ne courait aucun risque, rĂ©coltait une facile popularitĂ©, et tenait la place de gens qui valaient cent fois mieux que lui.
La plupart des vieux hommes politiques, qui ont fait de la politique un mĂ©tier, qui se sont installĂ©s dans une opposition de carton, comme le rat dans un fromage, ont cette vile terreur et cette animositĂ© misĂ©rable contre les lutteurs qui se font un nom Ă leurs cĂŽtĂ©s, et menacent de gĂąter le mĂ©tier, en y apportant plus de passion, plus de sincĂ©ritĂ© et de talent. De ce cĂŽtĂ©, lâEmpire le rassurait amplement. A ce rĂ©gime bĂątard, artificiel et pourri, il fallait cette opposition bĂątarde, artificielle et pourrie. LâEmpire nâen eĂ»t pas permis une autre.
Tel Ă©tait lâhomme que le 4 septembre mena Ă lâhĂŽtel de ville, et qui fut chargĂ© de reprĂ©senter la France devant lâEurope malveillante et devant les Prussiens rĂ©solus Ă notre perte. Comme Trochu, dĂšs quâil vit quâon ne pourrait vaincre que par le peuple, et que la victoire serait la victoire du peuple, il prĂ©fĂ©ra la dĂ©faite, et livra Paris Ă la suite dâune fausse famine.
Jules Simon nâappartient pas au jĂ©suitisme, par imbĂ©cilitĂ©, Ă la façon de Trochu, ni par un mĂ©lange dâintĂ©rĂȘt et de religiositĂ©, ainsi que Jules Favre. Non, Jules Simon est nĂ© jĂ©suite, comme on nait poĂšte. Le jĂ©suite, en effet nâest pas seulement le produit dâune savante organisation clĂ©ricale, câest aussi une nature, un tempĂ©rament, une façon dâĂȘtre du cerveau.
Du jĂ©suite, Jules Simon, a la duretĂ© implacable, les maniĂšres doucereuses, le sourire affable, la parole caressante, le cĆur vindicatif, lâesprit toujours tendu vers un but unique. Pour Jules Simon, ce but, câest le pouvoir. Comme dâailleurs, il nâest pas aussi fier quâil est ambitieux, il se contente, suivant lâoccasion, dâune place de laquais rĂ©actionnaire au ministĂšre de lâinstruction publique avec Thiers ou Ă lâintĂ©rieur avec Mac-Mahon.
La RĂ©volution du 4 septembre venue, il se dit, en homme de ressource quâil est, quâil nâen aurait pas moins un ministĂšre. Ce qui est bon Ă prendre, est toujours bon Ă garder. Lâhistoire de Jules Simon, pendant lâEmpire, est lâhistoire de ces dames de charitĂ© qui sâenrichissent en quĂȘtant pour les pauvres (Nous connaissons de nos jours la collecte des piĂšces jaunes). Fort effacĂ© Ă la chambre comme orateur, il ne sâentĂȘta pas inutilement Ă se faire une popularitĂ© Ă la tribune. Il se tourna dâun autre cĂŽtĂ©, plus lucratif, et ouvrit une boutique dâĂ©dition. Il travailla dans le socialisme de salon, et vĂ©cu des misĂšres de lâouvrier, de lâouvriĂšre, de lâenfant par ses livres Ă 5 francs. Ces ouvrages le faisait bien voir de la bourgeoisie qui les achetait, sans le compromettre aux yeux des ouvriers qui ne les lisaient pas.
Cela lui rapportait donc Ă tous points de vue. AprĂšs lâhomme dâĂ©glise, il nây a rien de mieux quâun professeur de philosophie spiritualiste, pour comprendre le maniement des intĂ©rĂȘts de ce monde. Parler du bon Dieu, de lâĂąme immortelle et du devoir, est toujours un excellent moyen de gagner de lâargent et de faire un bon mariage. Tant quâon est dans lâopposition, on passe pour un saint ; quand on nây est plus, on fait dĂ©porter ou fusiller ceux qui rĂ©clament et se prĂ©tendent volĂ©s.
Avec Ernest Picard, nous entrons dans une autre catĂ©gorie. Nous passons du jĂ©suite au cynique. Nous devons rendre cette justice Ă Picard, il nâa jamais trompĂ© son monde, ni filoutĂ© sa popularitĂ©.
Ernest Picard Ă©tait la reprĂ©sentation exacte du bourgeois frondeur, mais prudent, du nĂ©gociant parisien qui se paie volontiers le luxe de taquiner le gouvernement, sans intention de le renverser, et peut-ĂȘtre mĂȘme sans un dĂ©sir bien vif de lâamender. Le bourgeois de Paris aime Ă picoter les ministres qui le vexent toujours un peu, en tant que reprĂ©sentants de lâautoritĂ©.
Cette histoire est lâhistoire du boutiquier parisien, et Picard Ă©tait lâexpression exacte de cette opposition qui nâest en somme, quâune niche et une polissonnerie. Ventru, replet, rebondi, homme dâesprit au demeurant, il reprĂ©sentait Ă merveille le type de lâĂ©goĂŻste florissant et sans vergogne. Il craignait naturellement les coups ; avait une profonde antipathie contre les obus ; exĂ©crait le pain dâavoine, le veau malade et le cheval maigre, et ne trouvait aucun charme Ă la sublime horreur de la canonnade.
Avec Picard, nulle illusion. On savait quâil livrerait Paris, dĂšs quâil aurait peur, et quâil aurait peur tout de suite, mais il passait dans le tas, et on se disait ; AprĂšs-tout ce nâest quâune voix !
Picard ne trompa point lâattente du peuple. Dans les conseils du gouvernement, il se prononça contre une rĂ©sistance insensĂ©e et malsaine, demanda lâarmistice, jusquâau jour oĂč, changeant le mot, il demanda la capitulation.
AprĂšs Picard nous tombons jusquâĂ Jules Ferry !
Tout le monde connait Jules Ferry, une tĂȘte de garçon de cafĂ© ! Il sâest fait une notoriĂ©tĂ© pour avoir taquinĂ© Haussmann dans le Temps, journal orlĂ©aniste, et les Ă©lecteurs le choisirent pour ne point nommer Adolphe GuĂ©roult, un bonapartiste, ou Cochin, un catholique. Au corps lĂ©gislatif il fut de la gauche ; cela rapportait autant que dâĂȘtre de droite. A lâhĂŽtel de ville, il nâeut quâune idĂ©e : devenir prĂ©fet de la Seine. Il le devint quâun quart dâheure. Quand, Paris, livrĂ©, Versailles se leva Ă lâhorizon, il devint Versaillais.
On lâaccusa dâavoir tripotĂ© sur les approvisionnements de Paris, et arrondi sa bourse aux dĂ©pends des Parisiens imbĂ©ciles qui mourraient de faim pour dĂ©fendre la RĂ©publique et la patrie. Il a Ă©tĂ© ambassadeur, il sera ministre un jour ou lâautre.
Dans la coulisse, Ă distance des grands rĂŽles, il reste un dernier personnage, que je tiens Ă faire connaitre, parce que ça complĂ©tera la moralitĂ© de ce tableau. Ce personnage câest M Clamageran, petit homme tout rond et blafard, bĂąti comme un boudin, le teint dâun fromage mou, lâair idiot, et plus idiot que son air. On lui confia la mission dâĂ©tudier spĂ©cialement les questions relatives Ă la boucherie.
Voyons les preuves de sa capacitĂ©, de sa gastrite et de son dĂ©vouement. On discuta immĂ©diatement, dans ces rĂ©unions, la question des vivres et de leur Ă©quitable rĂ©partition. M Clamageran fit Ă peu prĂšs connaitre le nombre dâanimaux de boucherie dont disposait la ville. Des animaux dĂ©jĂ malades pour la plupart, faute de soins, reprĂ©sentant selon ses dires, lâalimentation de 5 Ă 6 semaines. Il nâait pas songĂ© Ă faire la statistique des chevaux, trouvant cette ressource insignifiante. Or sur les 5 mois de siĂšge, la population a vĂ©cu de cheval pendant environ 3 mois.
Voilà pour la capacité !
Voici maintenant pour la gastrite :
Quelques jours aprĂšs, on discuta le rationnement immĂ©diat, et sa distribution uniforme Ă chaque citoyen. M. Clamageran combattit cette mesure, dĂ©clarant quâil y avait des estomacs dĂ©licats qui ne pouvaient sâaccommoder de tous les morceaux. Quant Ă moi qui ai lâestomac fort malade, et qui mange peu, je prĂ©fĂšre un petit filet Ă un gros morceau ordinaire. Il faut donc laisser Ă chacun la libertĂ© de choisir en payant le prix. A quoi bon rationner, le rationnement se fera tout naturellement par la chertĂ© qui en diminuera la consommation, sans porter atteinte au grand principe de la libertĂ© du commerce. En effet, il nây avait quâĂ laisser faire la spĂ©culation et il nây aurait que les millionnaires et les membres du gouvernement et M. Clamageran qui pourrait sâen procurer.
Comme on avait oubliĂ© les chevaux, il sâouvrit partout des dĂ©bits de viande de cheval et la population sây prĂ©cipita. Le gaspillage fut effroyable pendant quelques temps.
M. ClamagĂ©ran, pour cette fois en mit en colĂšre. << Nous avons bien assez de mal avec la viande de boucherie ! sâĂ©cria-t-il. Si nous nous mettons Ă rationner la viande de cheval, ce sera encore une foule de nouveaux ennuis. Vous voulez donc me tuer ! Laisser vendre le cheval comme on voudra !
VoilĂ pour le dĂ©vouement. Câest dans de semblables conditions, câest avec de pareils chefs et de pareils administrateurs, que le peuple de Paris prolongea le siĂšge prĂšs de cinq mois, sans une heure de faiblesse, sans une plainte pour toutes les souffrances endurĂ©es au milieu dâun hiver exceptionnellement rigoureux.
On reconnaitra bien lĂ une grande similitude avec la ââRĂ©publique en Marcheââ, Ă part le prĂ©sident mis en place par ses amis milliardaires et banquiers. Les opportunistes de tous bords rĂ©publicains, socialistes et petits bourgeois arrivistes qui ne pensent quâĂ leur carriĂšre et au profit dâun carnet dâadresse, se sont prĂ©cipitĂ©s dans lâentreprise mensongĂšre de la Macronie. Des gĂ©nĂ©rations de profiteurs ont vĂ©cu de lâargent public, cumulĂ© les retraites et ont eu des trains de vie de privilĂ©giĂ©s, en se vantant de servir la France en public, mais les intĂ©rĂȘts particuliers en privĂ©.
Nous ne pourrons jamais transformer la sociĂ©tĂ© en gardant les politicards professionnels en place, ni en gardant une constitution qui nous emprisonne et nous tient Ă lâĂ©cart des dĂ©cisions publiques. MĂȘme si nous aboutissons Ă une dĂ©mocratie partiellement reprĂ©sentative, il sera impĂ©ratif que les Ă©lus soient rĂ©vocables, que le systĂšme ne soit plus prĂ©sidentiel et que des assemblĂ©es citoyennes contrĂŽlent lâEtat. Pour cela il faut Ă minima que le RIC soit inscrit dans la constitution, ensuite câest lâensemble du peuple qui dĂ©cidera de lâĂ©volution de la sociĂ©tĂ©. JPM
(c) DâaprĂšs le livre de Arthur ARNOULD, journaliste et conseiller municipale de la Commune.
Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Ă©ditions Respublica.
Voir la suite : Chapitre 4 - Le Peuple de Paris pendant le premier siĂšge