Six jours aprĂšs le 22 janvier, c’est-Ă -dire le 28, la capitulation Ă©tait signĂ©e.

Quoique la trahison fĂ»t prĂ©vue, et que tout le monde attendĂźt le coup, ce coup causa une douleur aigĂŒe et profonde. La foule dans les rues, avait l’air consternĂ©e. Je vis sur le boulevard, des femmes qui pleuraient. Dans les groupes, on rĂ©pandait le bruit que les marins refusaient de livrer les forts, et que l’amiral Saisset Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă  se faire sauter plutĂŽt que d’en ouvrir les portes aux prussiens.

Or, comme le 28 janvier, au soir, Paris bouillonnait de colĂšre et d’indignation, Paris, qui s’était entichĂ© des marins, et, par suite, des amiraux qui les commandaient, crut tout naturellement que l’amiral Saisset partageait cette colĂšre et cette indignation.


L’habitude d’obĂ©ir et de commander a complĂ©tement oblitĂ©rĂ© chez eux le sens moral. Ils ont un honneur qui n’est pas l’honneur, et qui s’appelle l’honneur militaire. Pourvu qu’ils rendent leur Ă©pĂ©e d’aprĂšs certaines rĂšgles prĂ©vues par leur code, cet honneur est sauf et leur conscience parfaite.

Leur courage Ă©galement est un courage Ă  part, qui s’appelle le courage militaire. Ce courage consiste Ă  ne point baisser la tĂȘte quand les obus sifflent aux oreilles ; mais il doit cesser aussitĂŽt qu’à certaines murailles il y ait des brĂšches de tant de centimĂštres carrĂ©s. Quand une garnison a envoyĂ© et reçu un nombre fixe d’obus, elle a rempli son devoir, et les officiers peuvent se promener, l’air fendant, la moustache en croc, sur les ruines de la France avilie et mourante.

Ils ont gagnĂ© leur solde, des grades et l’admiration de M. Thiers. Les marins livrĂšrent donc les forts ; l’amiral Saisset mit la clĂ© sous la porte et s’en alla, les mains dans les poches, offrir ses congratulations au gĂ©nĂ©ral Ducrot, qui les lui rendit. L’armĂ©e rĂ©guliĂšre, dĂšs longtemps prĂ©parĂ©e Ă  ce dĂ©nouement qu’on lui avait appris Ă  souhaiter avec impatience, dĂ©posa les armes sans aucun murmure, et se rĂ©pandit dans les rues, l’air content et quelque peu gouailleur Ă  l’endroit de ces enragĂ©s de Parisiens. Tel Ă©tait le rĂ©sultat de la propagande faite par les officiers bonapartistes auprĂšs de leurs hommes.

Je ne prĂ©tends pas que tous les soldats en fussent tombĂ©s Ă  ce degrĂ© de cynisme et de dĂ©moralisation ; mais de cette paix conclue, l’ensemble n’éprouvait visiblement qu’une immense satisfaction. C’était bien la graine de la future armĂ©e de Versailles.

La garde nationale, elle, n’eut pas à rendre ses fusils.

Les dispositions Ă©taient telles que le bruit ayant couru, quelques jours aprĂšs, que les Prussiens devaient, dans la nuit suivante, franchir l’enceinte et occuper les Champs-ElysĂ©es, plus de cent mille hommes en armes se portĂšrent spontanĂ©ment Ă  leur rencontre, vers minuit, dĂ©cidĂ©s Ă  les repousser par la force et Ă  empĂȘcher cette violation du sol de Paris.

Si l’on veut bien comprendre la beautĂ© de ce mouvement d’indiscipline et de fiertĂ©, il faut d’abord se rendre compte qu’il fĂ»t spontanĂ©, je le rĂ©pĂšte, le gouvernement et beaucoup de commandants ayant tentĂ© tous les moyens possibles pour l’entraver, et ensuite qu’à ce moment les forts Ă©taient occupĂ©s par les Prussiens, qui avaient braquĂ© les canons contre la ville. Les Prussiens n’entrĂšrent pas cette nuit-lĂ , et bien leur en prit. Mais ils eurent connaissance de la manifestation de la garde nationale, et cette manifestation contribua, sans doute Ă  la modestie de leur occupation, au commencement de mars.

Il avait Ă©tĂ© convenu que, sous l’Ɠil des Prussiens occupant un tiers du territoire français, et sans que Paris pĂ»t communiquer avec le reste de la France, le pays serait appelĂ© Ă  nommer une AssemblĂ©e nationale chargĂ©e de trancher la question de la paix ou de la guerre. Si l’on ne pouvait plus sauver la France au point de vue de la sĂ»retĂ© et de l’honneur militaire, on pouvait, du moins, fonder la RĂ©publique.

Le temps accordĂ© par Bismark pour ces Ă©lections, Ă©tait absolument dĂ©risoire. On vota donc dans une cave ; Paris ignorant la situation de la province, la province ignorant la situation de Paris, et croyant, sur son compte, toutes les infamies dĂ©bitĂ©es par les agents royalistes, bonapartistes, clĂ©ricaux et Thieristes. L’ignorance Ă©tait profonde, absolue, des deux cĂŽtĂ©s. La RĂ©publique rĂ©coltait lĂ  ce qu’avait semĂ© l’Empire, dont la seule habiletĂ© consista Ă  creuser, pendant vingt ans, un abĂźme entre les villes et les campagnes, Ă  dĂ©velopper outre mesure l’égoĂŻsme personnel, les appĂ©tits grossiers et le mĂ©pris de toutes les idĂ©es gĂ©nĂ©reuses ou Ă©levĂ©es.

Les Ă©lections, mĂȘme Ă  Paris, ne furent pas excellentes, faute de temps et d’entente commune, quoique leur signification restĂąt, dans l’intention des Ă©lecteurs, aussi radicale que possible, et revĂȘtit le caractĂšre d’une protestation unanime contre les agissements des hommes du 4 septembre.

Jules Favre, d’ailleurs, fut le seul membre du gouvernement qui sortit du scrutin, et, lorsqu’on se rappelle que Jules Favre a l’habitude des faux, on s’étonne moins de cette Ă©lection, inexplicable sans cela. En effet, pas un des autres membres du gouvernement ne rĂ©unit, Ă  Paris, mĂȘme une minoritĂ© honorable.

Quant Ă  Thiers, il est probable que son Ă©lection fut rĂ©elle, mais avec un nombre de voix infĂ©rieur Ă  celui attribuĂ© par le journal officiel. Thiers n’étant pas Ă  Paris, pendant le siĂšge, n’avait pu soulever les mĂȘmes colĂšres que les hommes de l’hĂŽtel de ville, et on Ă©tait d’avance certain qu’une partie de la bourgeoisie lui conservait ses voix.

Quelques radicaux rĂ©volutionnaires, particuliĂšrement compromis dans les soulĂšvements du 31 octobre et du 22 janvier, dont l’opposition contre Trochu et consorts avait Ă©tĂ© implacable, les citoyens Delescluze, FĂ©lix Pyat, Cournet, Razoua, passĂšrent Ă©galement avec de belles majoritĂ©s. Blanqui ne fut point nommĂ©, mais il obtint cinquante mille voix.

Victor Hugo, Louis Blanc, Garibaldi occupaient la tĂȘte de la liste. Pour le premier, c’était encore moins une Ă©lection politique et une protestation contre l’Empire, qu’un hommage rendu Ă  un homme de gĂ©nie qui est une gloire nationale. L’élection de Garibaldi avait un double caractĂšre : c’était une marque de reconnaissance envers l’étranger qui avait mis son Ă©pĂ©e au service de la France vaincue, et c’était l’affirmation de la solidaritĂ© des peuples au sein de la dĂ©mocratie, de la RĂ©publique Universelle.

Les Ă©lections une fois terminĂ©es, les prĂ©occupations prussiennes reprirent le dessus pendant quelques jours. Le moment approchait oĂč l’armĂ©e de Guillaume devait occuper les Champs-ElysĂ©es, et le peuple ne pouvait se rĂ©soudre Ă  accepter cette suprĂȘme humiliation.

Tout Ă  coup le bruit se rĂ©pandit que les canons de la garde nationale, payĂ©s par la garde nationale, pendant le siĂšge, et qu’on avait parquĂ©s dans un terrain vague, prĂšs de la place Wagram, se trouvaient dans la zone d’occupation rĂ©servĂ©e aux Prussiens. VĂ©rification faite, la chose Ă©tait vraie.

Le signal une fois donnĂ©, rien ne put arrĂȘter l’élan gĂ©nĂ©ral. Un grand nombre de bataillons se rendirent successivement au parc, et enlevĂšrent, Ă  bras d’hommes, les piĂšces qui leur appartenaient. Les femmes et les enfants s’en mĂȘlĂšrent. On vit dĂ©filer sur le boulevard des piĂšces traĂźnĂ©es par les femmes entourĂ©es de gardes nationaux en armes. Un officier, Ă  cheval sur le canon, tenait un drapeau dĂ©ployĂ©. C’était vraiment un spectacle grandiose et qui rappelait les plus beaux jours d’enthousiasme de la premiĂšre RĂ©volution.

Comme on le voit, cet enlĂšvement eut d’abord un caractĂšre purement patriotique. Il s’agissait exclusivement de la mettre Ă  l’abri des Prussiens. Le gouvernement, du reste, n’essaya pas de s’y opposer. L’eĂ»t-il voulu, il ne le pouvait pas. La force dont il disposait, dix mille hommes, Ă©tait insuffisante, et Paris, depuis la capitulation, appartenait Ă  la garde nationale, devenue seule maĂźtresse de la situation.

Paris n’avait plus de gouvernement. Les hommes de l’hĂŽtel de ville Ă©taient partis Ă  Bordeaux ; l’armĂ©e Ă©tait peu estimĂ©e et sans armes ; les gĂ©nĂ©raux universellement mĂ©prisĂ©s. Aucune police dans les rues. Pas un homme qui fĂ»t assez populaire, assez autoritaire pour se faire Ă©couter. Nous n’avions qu’un pouvoir anonyme, reprĂ©sentĂ© par M. tout le monde.

A ce moment, et c’est un point sur lequel je ne saurais trop insister, parce qu’il est important et semble avoir passĂ© inaperçu, la Commune existait dĂ©jĂ  de fait, en ce sens que Paris, livrĂ© Ă  lui-mĂȘme, sĂ©parĂ© du gouvernement de Bordeaux par la distance et par tous ses sentiments, vivait de sa vie propre, ne relevait que de sa volontĂ© individuelle.

Eh bien, durant ces journĂ©es comme auparavant, il n’y eut pas un assassinat, pas un vol, pas une rixe, pas un tapage nocturne dans la vaste citĂ©. Partout les magasins s’ouvraient, et le commerce tendait Ă  reprendre. C’est Ă  ce moment unique que commencĂšrent les manifestations de la place de la Bastille, provoquĂ©es par la violence, les menaces, les fureurs sĂ©niles et les inepties honteuses de l’AssemblĂ©e de Bordeaux. BientĂŽt un drapeau rouge apparut au sommet, flottant sur la tĂȘte du GĂ©nie dorĂ©. Plus bas, on voyait un vaste Ă©criteau, oĂč se lisait, en lettres colossales :

VIVE LA REPUBLIQUE UNIVERSELLE !

A cet instant mĂȘme oĂč l’Allemagne lui faisait une guerre de race, oĂč Guillaume et ses agents ne cachaient pas le dĂ©sir et l’espoir d’anĂ©antir la France, que pensaient ces Français, que disaient ces Parisiens ?

Ils proclamaient la RĂ©publique Universelle, ils proclamaient la FĂ©dĂ©ration des Peuples ! Pendant que l’on conspirait leur perte dĂ©finitive, dans l’ombre ; pendant qu’on organisait contre eux le mensonge, la calomnie et le meurtre, eux, ils conspiraient, Ă  ciel ouvert, l’affranchissement de l’humanitĂ© !

La RĂ©volution c’est le peuple, ; la Commune c’est le peuple ; la dĂ©mocratie, le socialisme, c’est le peuple ! Il en ressortira encore ceci, c’est que le peuple Ă©tait absolument mĂ»r pour la libertĂ© qu’il rĂ©clamait, absolument digne de l’idĂ©al nouveau reprĂ©sentĂ© par le mouvement communaliste.

Ces manifestations, je le rĂ©pĂšte, prenaient cependant, chaque jour, un caractĂšre plus marquĂ©, plus universel, plus rĂ©volutionnaire. Tous les bataillons de Paris y envoyĂšrent des reprĂ©sentants, presque tous y vinrent au complet. C’était la rĂ©ponse de Paris Ă  la conspiration royaliste de l’AssemblĂ©e de Bordeaux.

On dĂ©cida que la garde nationale formerait un cordon autour de l’emplacement rĂ©servĂ© Ă  l’occupation prussienne, et, en lui confiant cette mission de surveillance qui donnait en partie satisfaction Ă  sa susceptibilitĂ© patriotique, elle comprit son rĂŽle. Elle le remplit de façon Ă  transformer en une vĂ©ritable humiliation cette fameuse occupation des Champs-ElysĂ©es que Jules Favre avait concĂ©dĂ© aux Prussiens.

Le gouvernement absent se faisait renseigner par ses agents, quant Ă  l’AssemblĂ©e, elle Ă©tait loin, et, on ne savait pas encore qu’elle Ă©tait irrĂ©vocablement dĂ©cidĂ©e Ă  la guerre civile, qu’elle l’attendait avec impatience, qu’elle avait froidement condamnĂ© Ă  mort, dans le sens strict et matĂ©riel du mot, l’hĂ©roĂŻque garde nationale, pour la punir d’avoir voulu sauver la France et d’avoir sauvĂ© l’honneur de la RĂ©publique.

En arrivant Ă  Bordeaux, je constatai, en effet, qu’on ignorait lĂ  ce qui se passait dans la capitale, ou qu’on le savait mal. Je racontais les faits, et je m’efforçai d’en faire connaitre la portĂ©e. Un petit nombre comprit ou voulut comprendre. Les autres me reçurent assez mal, il Ă©tait visible qu’ils avaient dĂ©jĂ  fait leur choix et que cette brusque intervention du peuple les gĂȘnait. Les Louis Blanc, Langlois, Tolain et consorts voulaient rester dĂ©putĂ©s et continuer tout simplement dans les nouvelles conditions, le petit mĂ©tier lucratif et sans danger. Je constatai, d’ailleurs, immĂ©diatement l’impuissance de la gauche. Elle Ă©tait divisĂ©e en plusieurs petites coteries sans idĂ©es d’ensemble, sans plan, sans boussole.

Pendant les deux jours que je restai Ă  Bordeaux, Gambetta, Ranc, Rochefort, Malon, Tridon, Victor Hugo, donnĂšrent leur dĂ©mission. Les hommes de cƓur restĂ©s Ă  la Chambre pour tenter un dernier effort, ne devaient pas tarder Ă  suivre cet exemple.

Je partis de Bordeaux, navrĂ©, aprĂšs avoir constatĂ© qu’il n’y avait rien Ă  espĂ©rer de la minoritĂ© rĂ©publicaine, qu’il y avait tout Ă  redouter de la majoritĂ© royaliste, et me rappelant que Thiers Ă©tait l’homme du TRANSNONAIN !


Emeute et massacre de la rue Transnonain (13 avril 1834)
SoulÚvement populaire, consécutif à l'insurrection de Lyon (9 avril), déclenché à Paris à la suite des mesures antirépublicaines prises par Thiers.
Tous les habitants d'une maison de la rue Transnonain (aujourd'hui Beaubourg) furent massacrés. L'événement inspira à Daumier une lithographie célÚbre.



| Soldats et Gardes Nationaux fraternisant le 18 mars 1871 par Gaillard |


Quand on a Ă  faire Ă  des rĂ©actionnaires on sait qu’on peut s’attendre au pire, ils sont prĂȘts Ă  tout pour garder leurs privilĂšges. Quant aux fonctionnaires, agents de l’état, ils font leur devoir, leur boulot et c’est tout, ils veulent dans leur grande majoritĂ© prĂ©server leur poste, quel que soit le rĂ©gime.

Il y avait Ă  peine deux mille rĂ©sistants en 1940, Le peuple ne peut compter que sur lui-mĂȘme et doit s’impliquer dans la vie publique, l’idĂ©al dĂ©mocratique est fragile, il ne faudra plus jamais compter sur les Ă©lus pour garantir nos droits et notre dignitĂ©.

Il est impĂ©ratif, quand le moment sera venu, prochainement, si un front citoyen populaire emporte les lĂ©gislatives de 2022, que des assemblĂ©es citoyennes, composĂ©es de membres tirĂ©s au sort, avec des mandats impĂ©ratifs, contrĂŽlent l’Etat. Aussi, sans vouloir jouer au garde rouge, que les associations, comitĂ©s et groupes de citoyens soient prudents et veillent Ă  ce que la paix et la concorde s’installent. Indispensable aussi que le RIC soit inscrit dans la constitution et que le peuple puisse choisir son destin. JPM



(c) D’aprùs le livre de Arthur ARNOULD, journaliste et conseiller municipale de la Commune.
Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Ă©ditions Respublica.


Voir la suite : Chapitre 7 - Paris et la France – NĂ©cessitĂ© de l’idĂ©e Communale

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