Quoique la trahison fĂ»t prĂ©vue, et que tout le monde attendĂźt le coup, ce coup causa une douleur aigĂŒe et profonde. La foule dans les rues, avait lâair consternĂ©e. Je vis sur le boulevard, des femmes qui pleuraient. Dans les groupes, on rĂ©pandait le bruit que les marins refusaient de livrer les forts, et que lâamiral Saisset Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă se faire sauter plutĂŽt que dâen ouvrir les portes aux prussiens.
Or, comme le 28 janvier, au soir, Paris bouillonnait de colĂšre et dâindignation, Paris, qui sâĂ©tait entichĂ© des marins, et, par suite, des amiraux qui les commandaient, crut tout naturellement que lâamiral Saisset partageait cette colĂšre et cette indignation.
Lâhabitude dâobĂ©ir et de commander a complĂ©tement oblitĂ©rĂ© chez eux le sens moral. Ils ont un honneur qui nâest pas lâhonneur, et qui sâappelle lâhonneur militaire. Pourvu quâils rendent leur Ă©pĂ©e dâaprĂšs certaines rĂšgles prĂ©vues par leur code, cet honneur est sauf et leur conscience parfaite.
Leur courage Ă©galement est un courage Ă part, qui sâappelle le courage militaire. Ce courage consiste Ă ne point baisser la tĂȘte quand les obus sifflent aux oreilles ; mais il doit cesser aussitĂŽt quâĂ certaines murailles il y ait des brĂšches de tant de centimĂštres carrĂ©s. Quand une garnison a envoyĂ© et reçu un nombre fixe dâobus, elle a rempli son devoir, et les officiers peuvent se promener, lâair fendant, la moustache en croc, sur les ruines de la France avilie et mourante.
Ils ont gagnĂ© leur solde, des grades et lâadmiration de M. Thiers. Les marins livrĂšrent donc les forts ; lâamiral Saisset mit la clĂ© sous la porte et sâen alla, les mains dans les poches, offrir ses congratulations au gĂ©nĂ©ral Ducrot, qui les lui rendit. LâarmĂ©e rĂ©guliĂšre, dĂšs longtemps prĂ©parĂ©e Ă ce dĂ©nouement quâon lui avait appris Ă souhaiter avec impatience, dĂ©posa les armes sans aucun murmure, et se rĂ©pandit dans les rues, lâair content et quelque peu gouailleur Ă lâendroit de ces enragĂ©s de Parisiens. Tel Ă©tait le rĂ©sultat de la propagande faite par les officiers bonapartistes auprĂšs de leurs hommes.
Je ne prĂ©tends pas que tous les soldats en fussent tombĂ©s Ă ce degrĂ© de cynisme et de dĂ©moralisation ; mais de cette paix conclue, lâensemble nâĂ©prouvait visiblement quâune immense satisfaction. CâĂ©tait bien la graine de la future armĂ©e de Versailles.
La garde nationale, elle, nâeut pas Ă rendre ses fusils.
Les dispositions Ă©taient telles que le bruit ayant couru, quelques jours aprĂšs, que les Prussiens devaient, dans la nuit suivante, franchir lâenceinte et occuper les Champs-ElysĂ©es, plus de cent mille hommes en armes se portĂšrent spontanĂ©ment Ă leur rencontre, vers minuit, dĂ©cidĂ©s Ă les repousser par la force et Ă empĂȘcher cette violation du sol de Paris.
Si lâon veut bien comprendre la beautĂ© de ce mouvement dâindiscipline et de fiertĂ©, il faut dâabord se rendre compte quâil fĂ»t spontanĂ©, je le rĂ©pĂšte, le gouvernement et beaucoup de commandants ayant tentĂ© tous les moyens possibles pour lâentraver, et ensuite quâĂ ce moment les forts Ă©taient occupĂ©s par les Prussiens, qui avaient braquĂ© les canons contre la ville. Les Prussiens nâentrĂšrent pas cette nuit-lĂ , et bien leur en prit. Mais ils eurent connaissance de la manifestation de la garde nationale, et cette manifestation contribua, sans doute Ă la modestie de leur occupation, au commencement de mars.
Il avait Ă©tĂ© convenu que, sous lâĆil des Prussiens occupant un tiers du territoire français, et sans que Paris pĂ»t communiquer avec le reste de la France, le pays serait appelĂ© Ă nommer une AssemblĂ©e nationale chargĂ©e de trancher la question de la paix ou de la guerre. Si lâon ne pouvait plus sauver la France au point de vue de la sĂ»retĂ© et de lâhonneur militaire, on pouvait, du moins, fonder la RĂ©publique.
Le temps accordĂ© par Bismark pour ces Ă©lections, Ă©tait absolument dĂ©risoire. On vota donc dans une cave ; Paris ignorant la situation de la province, la province ignorant la situation de Paris, et croyant, sur son compte, toutes les infamies dĂ©bitĂ©es par les agents royalistes, bonapartistes, clĂ©ricaux et Thieristes. Lâignorance Ă©tait profonde, absolue, des deux cĂŽtĂ©s. La RĂ©publique rĂ©coltait lĂ ce quâavait semĂ© lâEmpire, dont la seule habiletĂ© consista Ă creuser, pendant vingt ans, un abĂźme entre les villes et les campagnes, Ă dĂ©velopper outre mesure lâĂ©goĂŻsme personnel, les appĂ©tits grossiers et le mĂ©pris de toutes les idĂ©es gĂ©nĂ©reuses ou Ă©levĂ©es.
Les Ă©lections, mĂȘme Ă Paris, ne furent pas excellentes, faute de temps et dâentente commune, quoique leur signification restĂąt, dans lâintention des Ă©lecteurs, aussi radicale que possible, et revĂȘtit le caractĂšre dâune protestation unanime contre les agissements des hommes du 4 septembre.
Jules Favre, dâailleurs, fut le seul membre du gouvernement qui sortit du scrutin, et, lorsquâon se rappelle que Jules Favre a lâhabitude des faux, on sâĂ©tonne moins de cette Ă©lection, inexplicable sans cela. En effet, pas un des autres membres du gouvernement ne rĂ©unit, Ă Paris, mĂȘme une minoritĂ© honorable.
Quant Ă Thiers, il est probable que son Ă©lection fut rĂ©elle, mais avec un nombre de voix infĂ©rieur Ă celui attribuĂ© par le journal officiel. Thiers nâĂ©tant pas Ă Paris, pendant le siĂšge, nâavait pu soulever les mĂȘmes colĂšres que les hommes de lâhĂŽtel de ville, et on Ă©tait dâavance certain quâune partie de la bourgeoisie lui conservait ses voix.
Quelques radicaux rĂ©volutionnaires, particuliĂšrement compromis dans les soulĂšvements du 31 octobre et du 22 janvier, dont lâopposition contre Trochu et consorts avait Ă©tĂ© implacable, les citoyens Delescluze, FĂ©lix Pyat, Cournet, Razoua, passĂšrent Ă©galement avec de belles majoritĂ©s. Blanqui ne fut point nommĂ©, mais il obtint cinquante mille voix.
Victor Hugo, Louis Blanc, Garibaldi occupaient la tĂȘte de la liste. Pour le premier, câĂ©tait encore moins une Ă©lection politique et une protestation contre lâEmpire, quâun hommage rendu Ă un homme de gĂ©nie qui est une gloire nationale. LâĂ©lection de Garibaldi avait un double caractĂšre : câĂ©tait une marque de reconnaissance envers lâĂ©tranger qui avait mis son Ă©pĂ©e au service de la France vaincue, et câĂ©tait lâaffirmation de la solidaritĂ© des peuples au sein de la dĂ©mocratie, de la RĂ©publique Universelle.
Les Ă©lections une fois terminĂ©es, les prĂ©occupations prussiennes reprirent le dessus pendant quelques jours. Le moment approchait oĂč lâarmĂ©e de Guillaume devait occuper les Champs-ElysĂ©es, et le peuple ne pouvait se rĂ©soudre Ă accepter cette suprĂȘme humiliation.
Tout Ă coup le bruit se rĂ©pandit que les canons de la garde nationale, payĂ©s par la garde nationale, pendant le siĂšge, et quâon avait parquĂ©s dans un terrain vague, prĂšs de la place Wagram, se trouvaient dans la zone dâoccupation rĂ©servĂ©e aux Prussiens. VĂ©rification faite, la chose Ă©tait vraie.
Le signal une fois donnĂ©, rien ne put arrĂȘter lâĂ©lan gĂ©nĂ©ral. Un grand nombre de bataillons se rendirent successivement au parc, et enlevĂšrent, Ă bras dâhommes, les piĂšces qui leur appartenaient. Les femmes et les enfants sâen mĂȘlĂšrent. On vit dĂ©filer sur le boulevard des piĂšces traĂźnĂ©es par les femmes entourĂ©es de gardes nationaux en armes. Un officier, Ă cheval sur le canon, tenait un drapeau dĂ©ployĂ©. CâĂ©tait vraiment un spectacle grandiose et qui rappelait les plus beaux jours dâenthousiasme de la premiĂšre RĂ©volution.
Comme on le voit, cet enlĂšvement eut dâabord un caractĂšre purement patriotique. Il sâagissait exclusivement de la mettre Ă lâabri des Prussiens. Le gouvernement, du reste, nâessaya pas de sây opposer. LâeĂ»t-il voulu, il ne le pouvait pas. La force dont il disposait, dix mille hommes, Ă©tait insuffisante, et Paris, depuis la capitulation, appartenait Ă la garde nationale, devenue seule maĂźtresse de la situation.
Paris nâavait plus de gouvernement. Les hommes de lâhĂŽtel de ville Ă©taient partis Ă Bordeaux ; lâarmĂ©e Ă©tait peu estimĂ©e et sans armes ; les gĂ©nĂ©raux universellement mĂ©prisĂ©s. Aucune police dans les rues. Pas un homme qui fĂ»t assez populaire, assez autoritaire pour se faire Ă©couter. Nous nâavions quâun pouvoir anonyme, reprĂ©sentĂ© par M. tout le monde.
A ce moment, et câest un point sur lequel je ne saurais trop insister, parce quâil est important et semble avoir passĂ© inaperçu, la Commune existait dĂ©jĂ de fait, en ce sens que Paris, livrĂ© Ă lui-mĂȘme, sĂ©parĂ© du gouvernement de Bordeaux par la distance et par tous ses sentiments, vivait de sa vie propre, ne relevait que de sa volontĂ© individuelle.
Eh bien, durant ces journĂ©es comme auparavant, il nây eut pas un assassinat, pas un vol, pas une rixe, pas un tapage nocturne dans la vaste citĂ©. Partout les magasins sâouvraient, et le commerce tendait Ă reprendre. Câest Ă ce moment unique que commencĂšrent les manifestations de la place de la Bastille, provoquĂ©es par la violence, les menaces, les fureurs sĂ©niles et les inepties honteuses de lâAssemblĂ©e de Bordeaux. BientĂŽt un drapeau rouge apparut au sommet, flottant sur la tĂȘte du GĂ©nie dorĂ©. Plus bas, on voyait un vaste Ă©criteau, oĂč se lisait, en lettres colossales :
A cet instant mĂȘme oĂč lâAllemagne lui faisait une guerre de race, oĂč Guillaume et ses agents ne cachaient pas le dĂ©sir et lâespoir dâanĂ©antir la France, que pensaient ces Français, que disaient ces Parisiens ?
Ils proclamaient la RĂ©publique Universelle, ils proclamaient la FĂ©dĂ©ration des Peuples ! Pendant que lâon conspirait leur perte dĂ©finitive, dans lâombre ; pendant quâon organisait contre eux le mensonge, la calomnie et le meurtre, eux, ils conspiraient, Ă ciel ouvert, lâaffranchissement de lâhumanitĂ© !
La RĂ©volution câest le peuple, ; la Commune câest le peuple ; la dĂ©mocratie, le socialisme, câest le peuple ! Il en ressortira encore ceci, câest que le peuple Ă©tait absolument mĂ»r pour la libertĂ© quâil rĂ©clamait, absolument digne de lâidĂ©al nouveau reprĂ©sentĂ© par le mouvement communaliste.
Ces manifestations, je le rĂ©pĂšte, prenaient cependant, chaque jour, un caractĂšre plus marquĂ©, plus universel, plus rĂ©volutionnaire. Tous les bataillons de Paris y envoyĂšrent des reprĂ©sentants, presque tous y vinrent au complet. CâĂ©tait la rĂ©ponse de Paris Ă la conspiration royaliste de lâAssemblĂ©e de Bordeaux.
On dĂ©cida que la garde nationale formerait un cordon autour de lâemplacement rĂ©servĂ© Ă lâoccupation prussienne, et, en lui confiant cette mission de surveillance qui donnait en partie satisfaction Ă sa susceptibilitĂ© patriotique, elle comprit son rĂŽle. Elle le remplit de façon Ă transformer en une vĂ©ritable humiliation cette fameuse occupation des Champs-ElysĂ©es que Jules Favre avait concĂ©dĂ© aux Prussiens.
Le gouvernement absent se faisait renseigner par ses agents, quant Ă lâAssemblĂ©e, elle Ă©tait loin, et, on ne savait pas encore quâelle Ă©tait irrĂ©vocablement dĂ©cidĂ©e Ă la guerre civile, quâelle lâattendait avec impatience, quâelle avait froidement condamnĂ© Ă mort, dans le sens strict et matĂ©riel du mot, lâhĂ©roĂŻque garde nationale, pour la punir dâavoir voulu sauver la France et dâavoir sauvĂ© lâhonneur de la RĂ©publique.
En arrivant Ă Bordeaux, je constatai, en effet, quâon ignorait lĂ ce qui se passait dans la capitale, ou quâon le savait mal. Je racontais les faits, et je mâefforçai dâen faire connaitre la portĂ©e. Un petit nombre comprit ou voulut comprendre. Les autres me reçurent assez mal, il Ă©tait visible quâils avaient dĂ©jĂ fait leur choix et que cette brusque intervention du peuple les gĂȘnait. Les Louis Blanc, Langlois, Tolain et consorts voulaient rester dĂ©putĂ©s et continuer tout simplement dans les nouvelles conditions, le petit mĂ©tier lucratif et sans danger. Je constatai, dâailleurs, immĂ©diatement lâimpuissance de la gauche. Elle Ă©tait divisĂ©e en plusieurs petites coteries sans idĂ©es dâensemble, sans plan, sans boussole.
Pendant les deux jours que je restai Ă Bordeaux, Gambetta, Ranc, Rochefort, Malon, Tridon, Victor Hugo, donnĂšrent leur dĂ©mission. Les hommes de cĆur restĂ©s Ă la Chambre pour tenter un dernier effort, ne devaient pas tarder Ă suivre cet exemple.
Je partis de Bordeaux, navrĂ©, aprĂšs avoir constatĂ© quâil nây avait rien Ă espĂ©rer de la minoritĂ© rĂ©publicaine, quâil y avait tout Ă redouter de la majoritĂ© royaliste, et me rappelant que Thiers Ă©tait lâhomme du TRANSNONAIN !
Emeute et massacre de la rue Transnonain (13 avril 1834)
SoulÚvement populaire, consécutif à l'insurrection de Lyon (9 avril), déclenché à Paris à la suite des mesures antirépublicaines prises par Thiers.
Tous les habitants d'une maison de la rue Transnonain (aujourd'hui Beaubourg) furent massacrés. L'événement inspira à Daumier une lithographie célÚbre.
| Soldats et Gardes Nationaux fraternisant le 18 mars 1871 par Gaillard |
Quand on a Ă faire Ă des rĂ©actionnaires on sait quâon peut sâattendre au pire, ils sont prĂȘts Ă tout pour garder leurs privilĂšges. Quant aux fonctionnaires, agents de lâĂ©tat, ils font leur devoir, leur boulot et câest tout, ils veulent dans leur grande majoritĂ© prĂ©server leur poste, quel que soit le rĂ©gime.
Il y avait Ă peine deux mille rĂ©sistants en 1940, Le peuple ne peut compter que sur lui-mĂȘme et doit sâimpliquer dans la vie publique, lâidĂ©al dĂ©mocratique est fragile, il ne faudra plus jamais compter sur les Ă©lus pour garantir nos droits et notre dignitĂ©.
Il est impĂ©ratif, quand le moment sera venu, prochainement, si un front citoyen populaire emporte les lĂ©gislatives de 2022, que des assemblĂ©es citoyennes, composĂ©es de membres tirĂ©s au sort, avec des mandats impĂ©ratifs, contrĂŽlent lâEtat. Aussi, sans vouloir jouer au garde rouge, que les associations, comitĂ©s et groupes de citoyens soient prudents et veillent Ă ce que la paix et la concorde sâinstallent. Indispensable aussi que le RIC soit inscrit dans la constitution et que le peuple puisse choisir son destin. JPM
(c) DâaprĂšs le livre de Arthur ARNOULD, journaliste et conseiller municipale de la Commune.
Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Ă©ditions Respublica.
Voir la suite : Chapitre 7 - Paris et la France â NĂ©cessitĂ© de lâidĂ©e Communale